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Parfois, les évidences peuvent être trompeuses. A première vue il peut paraître clair que les investisseurs disposent d’un levier substantiel pour mettre les économies globales sur la trajectoire de la durabilité en préférant des entreprises vertueuses à celles qui sont nocives. Malheureusement, cette thèse ne tient pas – tout comme les ombres sur un mur de caverne ne sont qu’une projection de la réalité et non la réalité en tant que telle.

Le mythe

Dans son mythe de la caverne, Platon décrit un groupe de personnes emprisonnées dans une caverne. Toute leur vie, ils ont été enchaînés à un mur, incapables de se voir les uns les autres et faisant face à une paroi vierge. Sur cette paroi, ils voient la projection d'ombres d'objets passant devant un feu. Les prisonniers donnent des noms aux ombres et déduisent la réalité des formes qu'ils voient.

Si les ombres sont la réalité des prisonniers, elles ne sont pas une représentation fidèle de la réalité.

Les ombres représentent le fragment de la réalité que les humains peuvent normalement percevoir avec leurs sens, tandis que les objets réels sous le soleil représentent la sagesse qui ne peut être perçue que par la raison.

Pertinence de l'allégorie pour la finance durable

Les prisonniers de l'allégorie sont pris par l'illusion que les ombres sont une représentation complète de la réalité – ce qui semble être une bonne analogie pour la perception généralement acceptée de la finance durable. De nombreux efforts déployés au sein de la finance durable soutiennent un narratif positif sur les vastes effets de « l'investissement vertueux », qui à deuxième vue se révèlent malheureusement furtifs dans le monde réel.

Le narratif en question est le suivant. L’établissement de statistiques sur les effets positifs et négatifs des entreprises présentes au sein des portefeuilles d'investissement fournit des indications aux investisseurs sur la manière dont ces portefeuilles peuvent (ou devraient) être optimisés pour atteindre un statut environnemental ou social supérieur. Les mesures d’impacts positifs et négatifs des investissements permettront de surpondérer les émetteurs ayant un impact positif et d'éviter autant que possible les émetteurs ayant un impact négatif.

Ce raisonnement semble largement répandu.

Les messages commerciaux de banques et de gestionnaires d'investissement mettent en avant les vertus des produits d'investissement durable impliquant qu'en investissant dans ces produits, les investisseurs peuvent participer à l'effort visant à rendre le monde meilleur.

Ce phénomène ne se limite toutefois pas aux départements marketing des instituts financiers – où l'on pourrait même montrer une certaine tolérance par rapport à une exagération positive. Il devient quelque peu inquiétant quand le régulateur (Commission européenne, ESMA, autorités de tutelle) exige des acteurs des marchés financiers qu'ils communiquent ce type de données dans de nombreux documents de reporting.

Depuis 2023, les acteurs des marchés financiers sont tenus de publier une déclaration annuelle sur les « principales incidences négatives » de leurs investissements, avec une série de statistiques d’ordre environnemental et social. D’année en année, ce rapport doit être publié et les progrès concernant la valeur des statistiques doivent être commentés. L'observateur non avisé pourrait conclure qu'avec l'amélioration des statistiques des portefeuilles financiers, tout va pour le mieux.

Enfin, dans leur récente proposition de révision des normes techniques du règlement SFDR[1], les ESA[2] suggèrent l'ajout d'un chapitre supplémentaire dans la documentation juridique des produits d'investissement. Si la proposition est acceptée, les produits d'investissement devront déclarer s'ils visent à réduire les émissions de gaz à effet de serre de leurs investissements. Trois options sont possibles :

  • en investissant dans des actifs dont on s'attend à ce qu'ils réduisent les émissions liées à leurs activités ;
  • en s'engageant auprès des entreprises investies pour influencer leurs décisions stratégiques en vue de réduire les émissions ;
  • en vendant des investissements dans des actifs à fortes émissions pour acheter à la place des investissements à plus faibles émissions.

Les objectifs de réduction concrets permettront de visualiser l'ambition de la stratégie d'investissement extra-financière.

Si le régulateur demande ce type de reporting, on peut estimer que cela devrait avoir un effet réel et direct.

La vérité désagréable est que, bien qu'il soit toujours possible de calculer et de gérer une statistique, si elle ne se traduit pas par des effets dans le monde réel, elle est inutile. Ainsi, notamment la première et la dernière option proposées par les ESA tombent sous cette catégorie[3].

Il faut malheureusement se rendre à l’évidence que les impacts générés par les entreprises dont les actions ont été achetées sur les marchés secondaires se produisent indépendamment des investisseurs . En effet, les changements de propriété des actions – et par conséquent, de la propriété du capital de l'entreprise représenté par ces actions – sur les marchés secondaires se produisent sans que l'entreprise émettrice ne reçoive de nouveaux capitaux. La société a reçu le paiement en espèces lorsqu'elle a émis les actions pour la première fois. Ainsi, la transaction en bourse est neutre pour l'activité de l'entreprise ainsi que sur les effets positifs ou négatifs qu'elle peut avoir dans le monde réel[5].

Les conséquences sont importantes pour les investisseurs qui recherchent de l’impact concret et mesurable dans le monde réel : étant donné que les activités de l'entreprise se déroulent indépendamment des activités des investisseurs sur les marchés secondaires, il n'est pas possible d'attribuer à ces flux d'investissement un quelconque impact (positif ou négatif) que l'entreprise détenue peut avoir dans l'économie réelle. En d'autres termes, les investissements sur le marché secondaire manquent d’additionnalité : en investissant dans une entreprise impactante, l'investisseur ne permet pas à l'entreprise en question d'avoir un impact positif plus important. Inversement, le désinvestissement d'une entreprise nuisible ne réduira pas ses effets négatifs.

Le seul effet de l'investissement dans des entreprises vertueuses tout en évitant les entreprises nuisibles réside dans un éventuel alignement des valeurs entre l'investisseur final et son portefeuille d'investissement : le rayonnement « chaud » lié au fait de posséder de « bonnes » entreprises. Bien que ce sentiment soit agréable, les effets réels ne vont pas au-delà de ce sentiment.

On pourrait considérer que si l'impact réel des investissements sur les marchés secondaires sur les investisseurs est difficile à cerner, le calcul et la publication de statistiques extra-financières sur les portefeuilles ne feront pas de mal.

Tout au contraire !

Le calcul de statistiques « fantômes » futiles ainsi que l'optimisation des statistiques de portefeuille sans effets dans l’économie réelle représentent une distraction chronophage qui lie des ressources qui pourraient lancer des initiatives censées déployer un véritable effet direct. En outre, si ces contraintes d'« optimisation du portefeuille », basées sur des mesures ineffectives, entravent la bonne gestion ainsi que la diversification des portefeuilles, nous nous retrouvons face à une destruction de valeur.

Pire encore, l'idée selon laquelle « l'optimisation vertueuse du portefeuille rendra le monde plus durable » oriente la société dans la mauvaise direction : si le diagnostic est erroné, le remède le sera également, et nous risquons de rater l'occasion de placer le monde sur une trajectoire d’amélioration.

C'est un beau rêve que de croire qu'il suffit d'investir dans des entreprises « vertueuses » pour sauver l'ours polaire. Si c'était aussi simple, l'ours polaire n'aurait pas besoin d'être sauvé. En fait, l'expérience nous enseigne que si une histoire semble trop belle pour être vraie, en règle générale, elle n’est pas vraie.

Ne vous méprenez pas, le monde et son économie doivent changer de cap. Cependant, ne gaspillons pas notre énergie et notre temps à jouer un jeu de réallocation inefficace. Les belles histoires et les statistiques ne résoudront pas le problème. Ce sont les initiatives qui ont des effets dans le monde réel qui le feront.

Quittons la caverne

Dans l'allégorie de Platon, les prisonniers sont libérés et peuvent quitter la caverne, mais l'éclat du soleil les pousse à y retourner.

Dans le cas de la finance durable, le narratif décrit précédemment – qu’il suffit d’investir en entreprises vertueuses tout en évitant les entreprises nuisibles – est très confortable, facile à saisir et trop simpliste. Sortir de la caverne signifie quitter la zone de confort des certitudes supposées et acceptées et concevoir des stratégies qui ont effectivement un impact positif sur le monde réel – et cela dans un délai raisonnable.

La bonne nouvelle c’est qu’il existe effectivement des stratégies qui produisent des effets positifs dans le monde réel.

La mauvaise nouvelle : elles sont beaucoup moins simples et plus laborieuses à mettre en œuvre que la simple réallocation d'un portefeuille.

« L’analogie de l'ombre » implique qu'investir ou désinvestir sur une base individuelle n'a généralement pas d'effets mesurables sur le monde réel. Quelles options avons-nous donc à notre disposition ?

Pour identifier les canaux permettant d'influencer les stratégies des entreprises – et d'avoir un effet sur le monde réel –, il est utile de noter qu’un investissement en actions représente la copropriété de l’entreprise émettrice. Les (co)-propriétaires d'une entreprise ont le droit d’exprimer leur opinion sur la manière dont elle doit être gérée – de manière formelle lors des assemblées générales de l'entreprise ou de manière informelle à travers un dialogue avec l'entreprise. Cela revient à dire que si la direction gère l'entreprise, le propriétaire a son mot à dire sur la manière dont il souhaite qu’elle soit gérée.

Les investisseurs qui souhaitent exprimer leurs attentes disposent de quatre canaux distincts, triés selon leur efficacité croissante :

  • le dialogue individuel avec les entreprises,
  • le vote individuel lors des assemblées générales,
  • le dialogue collectif avec les entreprises,
  • le vote collectif coordonné lors des assemblées générales, éventuellement combiné à des motions individuelles.

Étant donné que la plupart des investisseurs sont de petite taille par rapport aux sociétés cotées en bourse, le fait d'entamer un dialogue individuel avec les entreprises n'aidera pas beaucoup à changer ces dernières de l'intérieur. Le poids des investisseurs individuels est tout simplement trop faible. Toutefois, le dialogue avec les entreprises sur des sujets spécifiques liés au développement durable aidera les investisseurs à mieux comprendre les enjeux rencontrés par les entreprises analysées et à décider, dans leur propre intérêt, si l'entreprise gère bien ses risques pertinents (qu'ils soient financiers ou non financiers).

Le vote individuel lors des assemblées générales des entreprises relève en grande partie de la même catégorie : le poids des investisseurs individuels (même celui des grands gestionnaires d'actifs comme p.ex. Black Rock) est trop faible pour faire pencher le vote dans une certaine direction. Toutefois, grâce aux services de vote par procuration, qui permettent des campagnes de vote efficaces et peu coûteuses, le taux de participation des investisseurs aux assemblées générales augmente. L'effet de masse ne manquera pas de s'installer, d'autant plus que la réglementation pousse la communauté des investisseurs à adopter un état d'esprit de plus en plus responsable et durable.

Si un changement réel et urgent est souhaité, les stratégies les plus prometteuses consistent en une interaction collective avec les entreprises, où les investisseurs forgent des alliances représentant plus de capital pour inciter les entreprises à changer dans une certaine direction.

L'option diplomate consiste à entrer en dialogue actif avec les entreprises à travers des campagnes d'engagement collaboratif. Les grandes lignes d'une telle campagne se présentent comme suit. Un chef de file identifie un sujet pertinent pour une entreprise, structure un projet dans lequel les faits (par exemple, une importante pollution de l'eau dans une usine appartenant à l'entreprise) ainsi que la demande adressée à l'entreprise (lettre au conseil d'administration demandant une explication sur les raisons du problème identifié / demande d'installation d'une station d’épuration des eaux usées) sont exposés. Le projet, ainsi que toute documentation à l'appui, est publié sur des plateformes d'engagement collaboratif (par exemple, celle proposée par UN PRI ; www.unpri.org), invitant d'autres investisseurs à se joindre à la campagne.

L'intérêt de cette approche est que si un seul gestionnaire d'actifs représentant disons 50 milliards d'euros n'a peut-être pas assez de poids pour se faire entendre, le poids combiné de 15 gestionnaires d'actifs peut être suffisant pour ouvrir la voie à un véritable dialogue – bien entendu en fonction de la taille de l'entreprise ciblée.

Si ce dialogue diplomate n'aboutit pas à des résultats satisfaisants, il est possible d’escalader à travers la coordination du pouvoir de vote de l'alliance collaborative pour faire valoir son point de vue. Les stratégies possibles peuvent consister à voter contre les directeurs responsables des pratiques nuisibles identifiées. Afin de donner plus de poids à la démarche, il est envisageable d’informer la direction de l’entreprise de la mesure collaborative.

Une étape supplémentaire de l'intervention des investisseurs est la présentation de motions spéciales lors des assemblées annuelles pour soutenir le projet de changement au sein de l’entreprise.

Il est vrai que le processus démocratique de l'assemblée générale ne conduit pas nécessairement aux changements espérés. De nombreux investisseurs ne montrent pas d’intérêt pour des changements des entreprises vers plus de durabilité – des considérations financières à court terme prennent encore trop souvent le dessus. Cependant, si l'objectif est de changer la façon dont notre économie fonctionne, il n'y a actuellement pas de meilleur moyen.

Vous pourriez objecter que ces stratégies ne sont pas simples et qu'elles prennent énormément de temps pour des effets finalement limités sur l’économie réelle.

La réponse est simple : Il n'y a pas de raison que ce soit facile, surtout si les solutions « faciles » sont ineffectives. Contrairement à la gestion et l’optimisation de statistiques, les stratégies d'engagement et de vote permettent aux investisseurs d'interférer directement avec les processus du monde réel, ce qui est nécessaire pour changer l'économie « de l'intérieur ». Enfin, si l'engagement et le vote ont un effet limité sur la réalité, ils sont largement supérieurs aux stratégies qui n'ont aucun effet.

Pour revenir à l'allégorie de Platon, nous pouvons rester dans la caverne et continuer à calculer des statistiques ineffectives qui n'ont aucun impact sur le monde réel et nous demander pourquoi rien ne change, ou quitter la caverne et œuvrer sur des stratégies qui portent le changement dont nous avons besoin.

_________________

[1] Sustainable Finance Disclosure Regulation

[2] European Supervisory Authorities : EBA, EIOPA et ESMA)

[3] Au cas où une grande majorité de gestionnaires d'investissement appliquerait des « objectifs de décarbonisation » à la suite de cette réglementation, il pourrait y avoir un effet sur le cours des actions des entreprises concernées – qui à son tour pourrait déclencher un changement dans le comportement des entreprises. Cet effet peut être qualifié d'« effet fédérateur de la réglementation », qui est très indirect et n'a pas encore fait l'objet de recherches scientifiques jusqu'à présent.

[4] Pour une discussion détaillée de cet effet, veuillez-vous référer à mon précédent article « L’investissement durable et responsable déconstruit et reconstruit » (disponible ici).

[5] Il existe un cas de figure dans lequel l'entreprise n'est pas indifférente : si de nombreux investisseurs s'intéressent à l'entreprise, le cours de l'action se comporte mieux. L'entreprise est moins exposée au risque de rachat et, en cas d'émission de nouveaux capitaux, l'offre publique supplémentaire aura plus de chances de réussir. En outre, la performance du cours de l'action sera importante pour une gestion orientée vers la valeur actionnariale. Cet effet n'est toutefois pas direct et ne peut se matérialiser qu'à très long terme.

[6] Voir par exemple les discussions sur le concept d'additionnalité sur le site www.IFC.org.

 

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Il est également rappelé que les performances passées d’un instrument financier ne préjugent en rien des performances futures.

 

Thierry Feltgen, Head of SRI Strategy & Stewardship  

Thierry Feltgen est responsible de l’équipe SRI Strategy & Stewardship auprès de BLI - Banque de Luxembourg Investments depuis 2022. Thierry a occupé plusieurs postes au sein de BLI depuis sa création en 2005 en tant que responsable de la communication sur les investissements pour clients professionnels, gestionnaire de fonds obligataires et analyste de fonds obligataires.

Il a rejoint la Banque de Luxembourg en 1999 où il a travaillé comme chef de projet et analyste de fonds obligataires. Thierry est diplômé de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich en tant qu'ingénieur agronome depuis 1996 et est licencié en économie de l'Université de St Gallen (Suisse) depuis 1999.

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